Éditions GOPE, 13.8x19.4 cm, 224 pages, cahier photos couleur de 20 pages, 21 €, ISBN 978‐2‐9535538‐7‐1

jeudi 15 novembre 2012

Avant-propos de Jonathan Chamberlain

Il s’agit de l'avant-propos de l’édition originale parue chez Blacksmith Books. Pour ceux qui n’aiment pas lire sur un écran, elle peut être téléchargée depuis le lien ci-contre « PRESENTATION DU LIVRE, Avant-propos de Jonathan Chamberlain ».
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Lorsque je me décidai à démêler les histoires des dieux représentés sur les peintures que je venais d’acheter – celles qui illustrent Les dieux qui unissent les Chinois –, je n’avais encore aucune idée de l’aventure qui m’attendait. J’avais alors pour seul but de me divertir. Plus je me posais de questions et plus ce qui semblait fort simple en surface devenait vite d’une complexité labyrinthique. Mais, pour moi qui venais d’avoir 30 ans, le temps paraissait encore infini. Je n’étais aucunement pressé de me faire un nom ou d’établir ma fortune, des choses pour lesquelles je n’ai jamais été doué. Au lieu de ça, je vivais reclus dans mon nid d’aigle, juste en dessous de la station météorologique de l’île de Cheung Chau, à Hong Kong. Depuis la pièce qui me servait d’étude, j’observais par-delà la baie de Nam Tam Wan, l’imposant pic du Mont Stenhouse, sur l’île de Lamma. De temps en temps, je posais une question à Bernadette, ma petite amie – que je négligeais alors et qui devint ma femme. Par la suite, elle me dit qu’elle avait été impressionnée par ma persévérance, bien qu’elle ait trouvé mon inclination étrange et peu à son goût. Mais elle sut demeurer patiente et céder à mon besoin perpétuel de me faire expliquer des choses qui, pour elle, étaient d’une évidence absolue.

Réalisant que plus qu’un simple projet, je détenais là un véritable livre, mon excitation monta d’un cran. La même folie qui m’avait conduit dans le bourbier des croyances populaires chinoises m’amena à croire que je pouvais écrire le livre qui ferait référence sur le sujet. On imagine mieux l’abysse de mon ignorance d’alors quand les premières personnes auxquelles je soumis mon manuscrit me suggérèrent de l’organiser sous la forme de chapitres. Des chapitres ? Quelle excellente idée ! Je n’y avais même pas songé. Après avoir retravaillé mon texte, je me vis confronté au problème de trouver un éditeur. J’approchai le service des publications du gouvernement hongkongais. Là, un aimable professionnel me fit asseoir pour me dire qu’il avait autrefois confié un tel projet à un journaliste. Le journaliste en question lui avait renvoyé un communiqué qui déclarait la tâche impossible. Donc, voilà. Il était tout simplement inconcevable d’écrire un livre sur les dieux chinois. « Mais… » Je  n’eus pas le temps de sortir mon manuscrit. D’un air grave, il me tapota le bras et me congédia.

J’obtins bien un soupçon d’intérêt de la part d’une maison d’édition britannique, et le correcteur alla même jusqu’à mandater un expert basé à Bangkok pour une relecture. Son rapport fut positif et nous étions sur le point de discuter des termes du contrat lorsque mon correcteur fut licencié. Le boulevard s’était transformé en cul-de-sac.

Comme plus d’un auteur avant moi, convaincu de l’importance vitale de ce que j’avais écrit – et gardant à l’esprit le vieux précepte quaker de « vivre l’aventure » – je décidai que la seule chose à faire était de m’autopublier. Je me lançai dans ce projet avec toute l’ignorance que j’avais manifestée lors de mes recherches et de la rédaction. Le résultat en fut un livre rempli de fautes typographiques. À tous ceux qui ont acheté cette première édition, j’offre mes plus plates excuses.

Finalement, Pelanduk – une maison d’édition basée en Malaisie – me tira de mon calvaire et publia le livre. Néanmoins, comme j’avais intelligemment conservé les droits hongkongais et vu mon incompétence en tant qu’éditeur, mon ouvrage resta indisponible à Hong Kong pendant les 25 années suivantes. Pelanduk aggrava la situation en ne me versant pas le moindre droit d’auteur, et ce malgré trois rééditions.

Version publiée par les éditions Pelanduk, Subang Jaya (Malaisie)
Entretemps, se fit jour en moi l’idée de demander à John Blofeld, le grand sinologue et écrivain sur les arcanes du taoïsme chinois, de rédiger une préface. Je découvris qu’il vivait à Bangkok et je devins convaincu qu’il était le relecteur qui avait loué ma prose quelques années auparavant. Je parvins à le retrouver en demandant simplement son numéro de téléphone au secrétaire de l’Asia Society. À cette époque moins sécuritaire et plus courtoise, le numéro de téléphone et l’adresse étaient fournis sans une once de protestation. Je l’appelai et fus invité à déjeuner.

John Blofeld habitait une maison traditionnelle dans une banlieue lointaine de la capitale. Il m’expliqua qu’une maison thaïe consiste en un ensemble de bâtiments en teck de taille identique que, pris séparément, nous appellerions un toit. En l’occurrence, sa demeure, petite mais adaptée à ses besoins, comptait cinq toits. Sa fille adoptive prenait soin de lui.

Lorsque je le rencontrai, il était de toute évidence malade et il m’informa sans le moindre sentimentalisme qu’il mourait d’un cancer. J’étais en avance à notre rendez-vous et dus patienter dans une petite alcôve sur le pas de sa porte. Lorsqu’il fit son apparition, je découvris un homme émacié, aux cheveux gris coupés ras et au visage d’une malice mutine et électrique.

Je passai quatre heures à ses côtés, dans sa chambre sombre – il était plus à l’aise allongé. Sa souffrance était quasi constante. Notre échange navigua d’un sujet à l’autre. Il m’expliqua que son nom avait pour origine le Norfolk, en Angleterre, et non l’Allemagne comme je l’avais supputé. À un moment donné, il chercha dans un grimoire une référence obscure à un oiseau de la mythologie chinoise qui, n’ayant qu’une seule aile, ne pouvait voler qu’en s’accouplant. Cette image merveilleuse s’imprima en moi à jamais. Il reconnut avoir écrit, sous un pseudonyme, quelques contes érotiques chinois, usant de sa connaissance des pratiques sexuelles ésotériques ayant cours dans diverses sectes taoïstes, et il m’invita à fouiller dans une boîte et à m’adjuger tous ceux qui y étaient en double. Cependant, lorsqu’on en arriva à mon propre livre, Chinese Gods, il nia l’avoir lu. De bon cœur, il accepta de le lire et s’il l’appréciait, ou plutôt s’il s’en sentait l’énergie, il en écrirait la préface. Environ un mois plus tard, je reçus son texte que vous pouvez désormais lire dans les quelques pages suivantes, et peu de temps après, la nouvelle de sa mort – cette préface est donc presque certainement son dernier travail publié.

Pour en revenir au livre, je crois sincèrement que malgré tous ses défauts, il n’en reste pas moins de valeur. J’espère que l’enthousiasme dont il fait montre pour son sujet est manifeste. On le compara un jour au Centre Pompidou de Paris – dans le sens où il exhibe en surface toute sa structure. Je prends effectivement soin d’expliquer clairement chaque étape de mes analyses, afin de rendre plus évidents encore les moments où je me perds en conjectures.

Quelqu’un d’autre m’a complimenté sur mon style, en me disant que j’écrivais comme je parlais. Du moins, je crois que c’était un compliment. À la relecture, il y a de nombreux passages que je reformulerais, mais, jusqu’à présent, j’ai résisté à l’envie de tout reprendre. Il est fort probable aussi que je parle différemment aujourd’hui.

N’y a-t-il rien que, par sagesse rétrospective, je souhaiterais modifier ? Le fait est que je ne suis pas plus sage maintenant que je ne l’étais alors. Si j’ai bien apporté quelques changements cosmétiques, ce livre reste pour l’essentiel identique à celui écrit trente ans en arrière. Il est l’ouvrage d’un non-conformiste enthousiaste, qui n’a jamais eu peur de tirer des conclusions parfois à la limite du farfelu. Malgré tout, si j’ai pu contribuer de manière originale à une plus grande connaissance, c’est à travers le texte consacré au dieu Nezha.

Nezha (哪吒), également connu sous les noms de Troisième Prince, Santaizi et Li Nezha
Cet ouvrage doit être lu comme le récit d’un voyage initiatique, une révélation graduelle de l’univers des croyances chinoises. J’ai cherché à communiquer mon excitation et j’espère y être parvenu. Il ne s’agit en aucun cas d’un de ces livres érudits, du genre de ceux qui ennuient le lecteur à mourir.

Zhong Kui (鍾馗)
Un mot sur les peintures. Lorsque je commençai à m’intéresser à l’art traditionnel de la peinture sur verre, il était déjà en voie d’extinction. On trouve toujours des représentations de deux ou trois dieux connus (Guandi et Guanyin, principalement), mais les autres ont depuis longtemps disparu des boutiques. Cela signifie que les illustrations de ce livre font partie des quelques rares archives représentant ces dieux. À l’époque où je me les suis procurées, les peintures de Zhong Kui et de Fille Fleur de Pêcher étaient certainement parmi les dernières disponibles. Ces images sont donc, pour certaines, les derniers témoignages de cette forme d’art et de ses différents styles.

Fille Fleur de Pêcher (Taohua xiannü 桃花仙女)
Enfin, lors de la réédition de Chinese Gods, j’ai pu inclure un essai ayant pour thème la fête des Petits Pains de Cheung Chau. Il m’avait été commandé par Ian Lambot, qui publiait alors un livre de photos* sur cette fête et souhaitait une introduction en accompagnement. En tant qu’expert local, la tâche me revint. Bernadette et moi nous renseignâmes à droite à gauche, avant de nous apercevoir que notre plombier, M. Man, était intarissable sur le sujet. Il devint notre indicateur. En plus de son précieux témoignage, je disposais d’exemplaires de tout ce qui avait pu être écrit à propos de cette manifestation, et je peux donc affirmer sans risque que cet essai en contient la meilleure description faite à ce jour.

The Bun Festival of Cheung Chau, Ian Lambot & Jonathan Chamberlain, Studio Publications, ISBN 978-9627460039
Bien entendu, les années passent et des changements se font jour – certains considérables, d’autres insignifiants. Le festival auquel on assiste aujourd’hui n’est plus la réplique exacte de celui auquel j’assistai en 1989 et sur lequel j’ai basé mes descriptions. Un semblant de course d’escalade est désormais de nouveau autorisé, avec des grimpeurs harnachés de cordons de sécurité. (Pendant des années, cette course fut interdite, car les financements pour la construction des tours provenaient traditionnellement des triades. L’effondrement accidentel de l’une d’entre elles servit de prétexte aux autorités pour interdire la course et ainsi mettre fin à cette pratique). Comment ces célébrations, dans toute leur complexité, survivront aux évolutions à venir, nul ne le sait. Malgré tout, elles demeurent un événement des plus pittoresques – et un rappel annuel de la vigueur des croyances traditionnelles.

Version publiée par les éditions Blacksmith Books, Hong Kong
Il me reste à vous souhaiter bon voyage, en espérant que ce livre vous soit utile pour vos aventures dans le monde de la religion populaire chinoise.

Jonathan Chamberlain
Brighton, Angleterre
Décembre 2008

Traduit de l'anglais par Jérôme Bouchaud.
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française.